Joanna marche vite, la tête baissée. Elle regrette de s’être
emportée à la fête de sa meilleure copine. Maintenant, là voilà seule dans la
rue au milieu de la nuit, en robe courte et en talons. Et sans son téléphone. Elle
sursaute en percevant du mouvement sur sa droite. Relevant vivement la tête,
elle allonge le pas en passant devant le groupe de jeunes silencieux qui
zonent, assis sur des bancs, le regard vide et abattu. Joanna leur jette un
coup d’œil en arrière afin de s’assurer qu’ils ne la suivent pas. Mais ils ne
l’ont même pas remarquée. Plus jeunes, peut-être, ils l’auraient sifflée, voire
accostée. Cependant, la réalité les a rattrapés, et les factures à payer
passent désormais avant la drague. Joanna continue son chemin, pressant
toujours davantage le pas. Elle ne peut s’empêcher de penser à ce malade qui
assassine les femmes depuis plusieurs semaines. Toutes les victimes étaient des
femmes qui rentraient seules le soir. Comme Joanna en ce moment. Pour la
première fois, la foule et les embouteillages lui manquent. Pour la première
fois, elle prend conscience du silence de la nuit. Aucun son de télé ne
s’échappe des habitations, aucun bruit de voitures ne se fait entendre. Seul le
claquement de ses talons résonne lugubrement sur le macadam.
Arrivée à un
carrefour, Joanna tourne la tête pour s’assurer qu’aucune voiture n’est en vue
et s’apprête à traverser lorsqu’elle le voit. Un homme, à cinquante mètres
d’elle, dont la silhouette immobile se découpe sous le néon verdâtre d’un
magasin. Une giclée de terreur parcourt soudain le corps de Joanna. Sa poitrine
se compresse, sa respiration se bloque. Joanna se met à réfléchir à toute
vitesse, son cerveau menace d’imploser sous l’effet des milliers d’informations
qui affluent. Sa seule solution est de trouver de l’aide. Il faut qu’elle
trouve refuge dans un bar, une boîte, un café. N’importe quoi. Mais les idées
s’entrechoquent dans l’esprit de Joanna, l’empêchant de réfléchir. Alors Joanna
réagit comme toute personne paniquée réagit. Elle s’enfuit. D’une détente
preste, Joanna sprinte sur plusieurs mètres, puis ralentit la cadence quand
elle sent la crampe poindre. La jeune fille n’ose pas regarder en arrière. Que
fera-t-elle si l’homme est juste derrière elle ? Trop terrifiée, elle n’a
même pas pensé à écouter l’éventuel bruit des pas de l’homme derrière elle.
Elle doit quand même en avoir le cœur net. Alors Joanna prend une grande
inspiration pour se donner du courage et jette un coup d’œil derrière elle. Un
cri de terreur s’échappe de ses lèvres tordues par l’effroi. Non seulement
l’homme est toujours derrière elle, mais il la rattrape. Joanna sent ses boyaux
se contracter et ses jambes flancher. Elle abandonne. Elle est seule, sans
défense, sans personne vers qui se tourner. Alors Joanna cesse de courir. Essoufflée,
elle respire bruyamment. Elle pense quand même à se cacher au fond d’une petite
ruelle, dont l’entrée qu’elle vient de passer est éclairée par un lampadaire à
la lueur blafarde.
-
T’es perdue, petite ?
Joanna se retourne en
hurlant.
-
T’es malade, ou quoi ? chuchote méchamment
l’inconnue en lui plaquant une main sur la bouche.
Joanna se calme et contemple la personne devant elle. C’est
une prostituée, trop maquillée et trop court-vêtue. La jeune fille pousse un
soupir de soulagement. Les prostituées, ça connaît les dangers de la rue et ça
sait les éviter. Joanna se voit déjà raccompagnée par la prostituée parmi ses
collègues, sur le grand boulevard éclairé où elle pourra téléphoner en sécurité
à ses parents pour qu’ils viennent la chercher. Peu importe que les prostituées
se moquent d’elle, peu importe que ses parents la punissent, au moins, elle
sera sauvée.
-
Je suis désolée, bafouille Joanna. Un homme me suivait.
Je suis sûre que c’est le taré dont parlent tous les journaux. J’ai eu la
trouille de ma vie. J’ai couru de toutes mes forces, mais je n’en pouvais plus
alors je me suis cachée ici.
-
Je pense qu’il t’a pas vue, ni entendue hurler, répond
la femme en jetant un coup d’œil prudent du côté de la rue. Allez, viens, j’te
raccompagne. T’habites où ?
-
Rue Monroe. C’est loin d’ici ? Je ne sais même pas
où je suis.
-
C’est à 20 minutes d’ici. Dépêche-toi, j’ai pas que ça
à faire. Je te raccompagne jusqu’à la rue principale, y a des bars ouverts.
Après, tu te débrouilles.
-
Merci, c’est vraiment gentil de votre part.
Après avoir vérifié que personne n’était caché dans la rue,
les deux femmes sortent de la ruelle en silence. La jeune fille se demande
malgré tout où a bien pu passé cet homme. Peut-être qu’il ne lui voulait aucun
mal, peut-être a-t-elle cédé à une crise de panique conditionnée par les faits
divers récents. Mais dans ce cas, pourquoi lui courrait-il après ? Mais
était-elle vraiment sûre que l’homme courrait ? Elle ne savait plus trop. Tout
en marchant, et histoire d’échapper à ses interrogations sans réponses, Joanna
détaille sa camarade d’infortune. Elle porte un blouson noir molletonné, une
jupe ultra courte et de drôles de chaussures à talons épais. C’est peut-être ce
qui lui donne cette démarche un peu lourde, pas très sexy. Une épaisse couche
de fond de teint et de maquillage recouvre son visage anguleux. La jeune fille
ne l’envie pas. Elle se demande si la prostituée a un mac, et ce qu’elle
ressent lorsqu’elle se regarde dans le miroir. Toutes à ses réflexions, Joanna
n’a pas regardé pas la direction qu’elles ont prise et se demande soudain si
c’est le bon chemin.
-
Tu es sûre que c’est la bonne direction pour rejoindre
la rue principale ?
-
T’inquiète, c’est un raccourci. On marche encore un
peu, pis on passera par une petite allée, et juste après on débouchera au beau
milieu de la rue principale.
Joanna acquiesce mais n’est pas convaincue. Sans autre
alternative, elle se résigne à suivre sa compagne.
-
Tu sais pourquoi personne n’attrape le type qui
massacre toutes ces bonnes femmes ? questionne la prostituée, alors
qu’elles se dirigent vers la petite allée dont elle avait parlé.
-
Non, mais je suppose qu’on l’attrapera bientôt. Ce
n’est pas possible qu’il s’en sorte comme ça.
-
Il a peut-être une astuce.
-
Comment ça ?
-
Je sais pas. Une astuce, quoi. Un truc qui lui permet
d’échapper aux flics.
-
Quelque chose qui le rend insoupçonnable… oui, c’est
pas bête. C’est peut-être quelqu’un qui vit temporairement à l’hôtel, comme un
VRP, ou quelque chose comme ça. Ou un chauffeur de taxi. J’ai lu qu’il
poignardait ses victimes au ventre. De la
vraie charpie. Il doit avoir un problème avec sa mère…
-
Comment tu peux dire ça, grognasse ? crie d’un
coup la prostituée.
Le ton est si haineux que Joanna sursaute. Elle regarde sa
camarade sans comprendre.
-
Je… je suis désolée. Je ne pensais pas à mal. C’est
juste que le taré éventre les gens. Ça doit avoir un rapport avec la grossesse,
le ventre maternel, tout ça.
Joanna sent une boule se former au creux de son ventre. Elle
est seule au milieu d’une allée mal éclairée avec une prostituée qu’elle vient
de mettre en colère.
-
Je suis désolée si je t’ai offensée. Tu sais…
-
La ferme ! T’as rien entendu ?
Joanna se retourne d’un bloc, regarde autour d’elle,
paniquée.
-
Là ! Il est là ! s’écrit la prostituée, en
pointant du doigt une forme à trente mètres.
La jeune fille ne sait pas s’il s’agit de l’homme de tout à
l’heure. La seule chose que son cerveau est capable d’enregistrer, c’est de
sauver sa peau et de s’éloigner le plus vite possible. La prostituée l’a bien
compris et l’entraîne déjà dans un dédale de ruelles. Elles ne se retournent
même pas. Joanna a l’impression d’avoir parcouru la ville entière lorsque sa
camarade la stoppe enfin. Elle l’entraine pour plus de sécurité dans le
renfoncement d’une petite cour sombre.
-
Nous l’avons semé, annonce-t-elle.
-
J’espère… On est où, maintenant ?
La prostituée ne répond pas. Elle examine les alentours.
Joanna a la sensation qu’elle se comporte d’une façon étrange, comme si elle
regardait autour d’elle moins pour vérifier qu’elles n’ont pas été suivies, que
pour s’assurer qu’elles sont bien seules. Un frisson d’inquiétude parcourt la
colonne vertébrale de Joanna.
-
Dis-moi où on est, s’il te plaît, supplie Joanna.
-
Je ne sais pas trop. Je réfléchis…
-
Si ça ne te dérange pas, je préfère continuer toute
seule. Ça a l’air éclairé par là-bas, je trouv…
Joanna n’a pas le temps de finir sa phrase. Elle est
violemment projetée contre le mur derrière elle. La prostituée l’empoigne des
deux mains par le col, et la maintient contre le mur, son visage peinturluré
tout près de celui de Joanna. Alors, sous l’éclairage triste du lampadaire, la
jeune fille comprend que quelque chose cloche. Quelque chose qu’elle n’avait
pas remarqué tandis qu’elles marchaient toutes deux dans la nuit. Le visage de
la prostituée est maintenant un masque de douleur et de haine contenues qui se
brèche peu à peu.
-
Je n’avais pas prévu de te faire du mal, tu sais,
petite. Mais tu m’énerves.
Joanna respire difficilement. Elle refuse de voir la réalité
en face. Elle refuse de voir le duvet fin qui traverse les joues et le menton
de la prostituée, sous la couche de maquillage. Elle refuse de voir les cheveux
blonds drus à la racine de la perruque blonde. Surtout, elle refuse de regarder
ces yeux froids qui ne lui laisseront aucune échappatoire, elle en est
convaicue.
La prostituée, le corps maintenant secoué de spasmes
d’excitation, se met tout à la fois à rire et à pleurer, laissant des trainées
de mascara noir sous les yeux.
-
Je vais te dire pourquoi les flics retrouvent pas le
tueur, murmure la prostituée dans l’oreille de la jeune fille. C’est parce
qu’ils recherchent un homme.
Le dernier souvenir que Joanna emporte avant de succomber
aux coups, c’est le rictus malsain de son bourreau, clown triste pathétique
dans son costume de scène macabre.
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